Cette épée en fer damassée, c’est-à-dire forgée de barres de fer doux et carburé associées par martelage, est un modèle très luxueux. Elle s’inscrit dans la tradition de l’épée longue, la spatha, portée par les cavaliers romains d’abord, puis toute l’armée impériale. À l’époque mérovingienne, il s’agit d’une arme peu fréquente et réservée à l’élite ; l’épée du musée d’Archéologie nationale, au pommeau décoré d’éléments hautement symboliques, appartient à l’impressionnante panoplie militaire d'un défunt du cimetière de Chaouilley.
LA TOMBE N°20 DU CIMETIÈRE MÉROVINGIEN DE CHAOUILLEY
Au printemps 1902, un cantonnier, arrachant des pierres dans un champ près du village de Chaouilley, découvre une épée rouillée qu’il confie ensuite au conducteur des ponts et chaussées. Des fouilles sont alors menées et mettent au jour douze tombes contenant ossements, vases, armes et parures d’alliage cuivreux et de fer. Accompagné de son frère Léo, l’archéologue Joseph Voinot se rend alors sur place pour étudier les sépultures. Les tombes féminines n°2, 19 et 21 contiennent des fibules typiques de la phase chronologique dite « mérovingienne ancienne » et précisent la datation du cimetière (entre 470 et 610). Le vingtième tombeau contient trois squelettes, superposés à 0,5 m les uns des autres. Les deux premiers, dépourvus d’objet, regardent vers l’ouest, quand le troisième, orienté vers l’est, est littéralement couvert d’armes et d’ornements.
Sur le corps reposent une monnaie romaine, deux silex, une aiguille, deux couteaux avec embout en or, deux boucles en argent, un anneau en bronze, une plaque de ceinturon en or, une pointe de flèche, une flèche barbelée et une douzaine de clous en tas. À gauche du défunt sont déposés un scramasaxe, une francisque, deux javelines et un gros vase en terre cuite. Aujourd’hui disparu, il ne reste du scramasaxe qu’un embout en tôle d’or de l’extrémité de son manche et une plaque d’or filigranée décorant à l’origine son fourreau. À ses pieds gisent trois vases en terre cuite, verre et bronze, ainsi qu’un seau en bois, un peigne en os, des forces (ancêtres des ciseaux), un umbo de bouclier (pièce bombée destinée à protéger la main) et sa poignée. À sa droite se trouvent une épée luxueuse, un bouton en marbre et or cloisonné de grenats, qui correspond probablement à la perle de dragonne de l’épée, ainsi qu’une grande lance et un angon.
D’après l’historien Agathias (Histoires, II, 5-6), « l’angon est une pique qui n’est ni trop longue, ni trop courte. […] À l’extrémité supérieure de l’arme sont deux espèces de crochets recourbés vers la hampe et assez semblables aux crochets d’un harpon. Lorsque l’angon est jeté sur un ennemi et qu’il pénètre dans la chair […], il ne peut en être extrait sans rendre la blessure mortelle ». S’il est lancé dans un bouclier, le poids de son extrémité l’entraîne inévitablement vers le sol, découvrant l’adversaire et donnant alors un net avantage au guerrier franc. Par ailleurs, l’angon revêt probablement à l’époque franque une symbolique forte, associée à l’idée d’autorité, de commandement.
L'ÉPÉE DU « CHEF » DE CHAOUILLEY
Particulièrement célèbre au Moyen-Orient, l’« acier de Damas » désigne à l’origine le wootz, un fer indien plutôt rare, mais très réputé pour sa dureté et ses motifs moirés. En Europe, les lames dites « damassées » sont forgées à partir d’un ensemble hétérogène de fers. Elles sont fabriquées selon un procédé complexe appelé le corroyage. L’opération consiste à déformer et souder des couches successives de fer doux souple et de fer dur carburé, créant ainsi des motifs rappelant le wootz. Si leur qualité peut varier, réaliser une arme de cette facture n’en reste pas moins très coûteux pour le commanditaire.
Avec sa lame damassée de presque 90 cm et sa poignée plaquée d’argent, l’épée de la tombe n°20 distingue son propriétaire. La lame en fer à deux tranchants était probablement contenue dans un fourreau en bois non conservé. La garde constitue une petite cuvette ovale dont les extrémités portent un rivet en argent. Lui aussi en argent, le pommeau est formé de deux pièces reliées par six rivets. À l’époque mérovingienne, l’épée est une arme très onéreuse, estimée au prix de sept à vingt vaches. Or, celle-ci est un modèle de grande qualité et est un indice quant au rang social particulièrement élevé de l’homme inhumé.
À partir du IVe siècle, l’Empire romain intègre peu à peu dans ses armées des barbares, en particulier d’origine germanique. Dans le même temps, on voit aussi la réapparition du dépôt d’armes dans des tombes masculines, pratique issue de traditions funéraires germaniques que l’on n’observe pas à l’époque gallo-romaine. Cependant, la présence d’armes dans cette sépulture ne permet pas pour autant de déduire que son propriétaire est d’origine franque, car cet usage est largement répandu au VIe siècle. De même, le dépôt d’armes dans la tombe ne caractérise pas nécessairement la présence d’un guerrier : si l’Empire romain disposait d’armées professionnelles, à l’époque franque, la guerre se pratique selon le principe de l’ost, qui permet de lever de manière saisonnière des contingents armés composés d’hommes libres, comme une forme de service militaire avant l’heure.
LE SYMBOLE D'UN LIEN DE CONFIANCE
Inhumé avec un mobilier exceptionnel, l’homme de la tombe n°20 du cimetière mérovingien de Chaouilley est un personnage de haut rang, et son épée, remarquable, manifeste son statut social. Puisque son nom et sa fonction exacte sont inconnus, les archéologues le désignent comme un « chef ». Assurément, il est un homme d’importance locale et peut-être même le détenteur d’un pouvoir officiel délégué par le roi mérovingien. Sur le pommeau de son épée, on observe d’ailleurs deux anneaux d’argent entrecroisés, caractéristiques du type de pommeau dit « Bifrons-Gilton ». Ils sont interprétés comme la matérialisation d’un lien de confiance tissé avec un seigneur, qui constituerait les prémices du célèbre lien vassalique médiéval.
Cet aristocrate vit probablement deux à trois générations après le baptême de Clovis (dans les années 500) et la croix gravée et niellée de l’extrémité du pommeau de l’épée peut être perçue comme l’affirmation de sa foi chrétienne. Une restauration drastique menée au XXe siècle a rendues illisibles les runes qui devaient être gravées sur le pommeau, comme sur les épées découvertes récemment dans des tombes de la même époque à Saint-Dizier (Haute-Marne).
Cette luxueuse épée n’est donc pas seulement une arme, elle manifeste aussi un rang social et affirme une croyance religieuse. Située en Austrasie, un royaume mérovingien qui s’étend de la Champagne (France) à la Hesse (Allemagne), la région de Chaouilley était peut-être administrée par ce « chef », lié par serment au roi mérovingien.
BIBLIOGRAPHIE
FISCHER, Svante. et SOULAT, Jean. Les inscriptions runiques de France. Les pommeaux du type Bifrons-Gilton. In: La Gaule mérovingienne, le Monde insulaire et L’Europe du Nord (Ve-VIIIe s.), Tome XVI des Mémoires publiés par l’Association française d’Archéologie mérovingienne, 2010.
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VARÉON, Cécile (dir.). Nos ancêtres les barbares : voyages autour de trois tombes de chefs francs. Saint-Dizier : Musée de Saint-Dizier, 2008.
VOINOT, Léo. et VOINOT, Joseph. Les fouilles de Chaouilley. Cimetière mérovingien. In : Mémoires de la Société archéologique de Lorraine et du Musée Historique lorrain, 1904, 54, p. 5-80.