À l'eau le Bourget ?
Pour aller plus loin et goûter les plaisirs de la « Lacustromanie », le musée d’Archéologie nationale vous propose ce poème publié par Antony DESSAIX au Concours régional agricole de Chambéry en 1870 à Chambéry et subtilement intitulé : Histoire des Topins ou la Lacustromanie
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- Histoire des Topins ou la Lacustromanie
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I
Homère chante Achille, et Voltaire, Henri quatre.
Ces héros-là passaient tout leur temps à se battre.
Le poète, aujourd'hui, plus épris de la paix,
Va prendre ses héros ailleurs. Le mien, je vais
L'extraire de ces lacs aux profondes assises,
Où des premiers humains les races indécises
S'arrêtèrent soudain, pour de là rayonner
Sur les sombres forêts sans les trop étonner.
Je vais montrer les pieux qui plantés dans la vase,
De l'empire qu'a pris l'homme ont été la base.
Oui, je veux étaler aux regards des humains
Les premiers objets d'art façonnés par leurs mains.
Suivant tous les cours d'eau, sondant tous les rivages,
Je veux poursuivre l'homme à travers tous les âges.
J'ai fait un vaste plan…. Je me propose enfin….
D'épuiser tous les lacs jusqu'au dernier topin….
Ouf!. n'allons pas si loin, prenons-en plus à l'aise;
Il est peu de lecteurs auxquels cet accent plaise.
En modérant le ton, en le prenant plus bas,
Croyez-vous par hasard qu’on ne m’entendit pas ?
Disons donc simplement que je vais des lacustres
Farfouiller les secrets et les restes illustres.
Et, si pour mon poème il faut un Jocelyn,
Un héros pour de bon, j'ai Rabut ou Perrin.
II
Vous savez tous que Diogène
Avait une écuelle de bois,
Et que dans son tonneau sans gène
Il se moquait pas mal des rois.
Une écuelle c'est trop encore
Pour un sage de sa façon….
Pendant que ce sage pérore,
Un enfant lui fait la leçon.
Le philosophe, chose étrange ;
En profita ; car la vertu
De moins qu'une écuelle s'arrange,
L'écuelle c'est le superflu.
Au diable, cria-t-il, l'écuelle !...
Il lève son bras fort, et fla !...
Il extermine sa vaisselle
Qui d'un seul coup vole en éclat.
Bravo ! l'action est fort belle…
Mais, dis-moi, cynique malin,
Eusses-tu cassé ton écuelle
Si c'eût été un vieux topin ?….
(Je me paie en cette occurrence
Un bel hiatus fait au tour….
Devant un vieux topin, j'y pense,
La bouche s'ouvre comme un four.
Et dès l'instant qu'elle est ouverte
L'hiatus y passe tout droit….
Cet argument vous déconcerte….
Cynique, je reviens à toi.)
Si tu voyais ces pots à soupe
Qu'on extrait de nos lacs profonds,
Comme ils sont jolis à la loupe
Depuis les anses jusqu'aux fonds,
Laisse-moi croire, Diogène,
Que, plus épris de la beauté,
Tu n'eusses pas par ton sans-gêne
Affligé la postérité.
Le vraiment beau toujours inspire
Le respect, l'admiration….
Près d’un vieux lopin, je délire
Et Rabut y perd la raison.
III
Les premiers Aryens qui vinrent sur nos terres
Allaient en suivant les ruisseaux ;
En fait de grands chemins, ils avaient les rivières
Qui valaient bien nos vicinaux.
Mais les loups et les ours disputaient le passage,
A ces indiscrets voyageurs.
Ce bétail ennuyeux gâtait le paysage;
Il fallait l'envoyer ailleurs.
Oui, mais en attendant, ces bestiaux sont les maîtres
De ces bois qu'on vient exploiter….
On marche avec prudence, on abat quelques hêtres
Et l'on se met à piloter.
On abat et l'on plante, et la case s'élève
A deux ou trois mètres du bord ;
Puis, avec des roseaux, un abri sûr s'achève
Où l'on est comme dans un fort.
Les loups tout attrapés font la plus triste mine,
On les fusille par-dessus.
De leur peau l'on se fait une veste d'hermine….
Et puis bientôt on n'en voit plus.
Alors, l'homme aguerri sortant de sa retraite,
Se met à courir le pays ;
Au terrain parcouru mesurant sa conquête
Il marchait les jours et les nuits.
Le lac du Bourget fut une de ces étapes
Où se reposa l'Aryen.
De ce lac de poète allez sonder les nappes,
Vous y trouverez du topin.
IV
0 topin magnifique,
Toi dont la forme antique,
Par sa grâce magique,
Rappelle l'âge d'or.
Oh ! qu'avec ta double anse,
– Sans aucune semblance –
Vous aviez belle panse
Dans ta famille, alors !...
Mais aujourd'hui, misère !
Tous nos topins de terre
Semblent tout près de faire
Leur dernier testament ;
Maigres, fourbus et hâves,
On dirait des esclaves
Nourris de jus de raves,
Sans orge et sans froment.
Ta race était plus forte,
Moins sonore, n'importe,
Pourvu qu'elle comporte
La grande quantité….
Dans ton ventre entre à l'aise
La pipe bordelaise,
Même la mâconnaise
De bonne qualité.
Aujourd'hui, plus fragile,
La malléable argile
Et s'allonge et s'effile
Sans déployer ses flancs ;
On en fait des soupières,
Et l'on voit les croupières
Qu'on taille à certains maires
Qui font voter dedans.
Vieux topin, ma mémoire
Déjà chante ta gloire ;
En triomphe l'histoire
Bientôt te portera.
Qu'au musée on te place,
Loin du peuple qui casse….
Là que Rabut t'embrasse
Autant qu'il lui plaira.
V
Dans le lac de Zurich, un jour que l'eau très basse
Laissait voir certains bois émergeant sa surface,
Un savant s'avisa d'étudier les lieux
Et s'arrogea le droit d'interroger ces pieux.
Répondant hardiment dans leur naïf langage,
Ils disent qu'ils sont vieux et viennent d'un autre âge
Où les hommes n'avaient ni le fer ni l'acier
Pour tailler ou couper, raboter ou scier.
A ce que l'on possède aisément on se borne ;
On fait la hache en pierre, on fait le manche en corné.
Puis, pour enjoliver tous ces divers objets,
Au bronze on empruntait ses magiques reflets.
Le principal outil n'est autre que la hache.
On eût payé bien cher un tout petit Eustache.
Un couteau de Saint-Claude, avec ou sans sifflet,
Eût charmé nos aïeux au fond de la forêt.
Le ménage devait subir la loi commune ;
Là, pas de ces buffets dont l'éclat importune ;
Une écuelle, un topin, où chacun tour à tour
Venait manger sa soupe une ou deux fois par jour….
Nous portions la maison, - car le pieu continue. -
Où toute la famille aisément contenue
Couchait sur une natte en branches de sapins,
Et sur un oreiller fait en pommes de pins.
Une lampe d'argile où fume la résine
Suffit à ce taudis, l'éclairé et l'illumine.
Eh bien, fouille le sol où notre pied se perd ;
On n'y trouve à coup sûr ni de l'or ni du fer,
Mais des vieux pots cassés, souvenirs de cet âge,
Où vos aïeux faisaient le dur apprentissage
De la vie... Allez donc, cherchez bien...
Et le pal Se tut. Alors, saisi d'un beau feu sans égal,
Keller, plongeant la main dans la vase mobile,
En rapporte aussitôt un calice d'argile,
Au ventre rebondi, crânement se campant,
De vingt siècles âgé sans un seul cheveu blanc.
0 miracle ! Victoire ! Alléluia ! Que sais-je
Ce qu'en bon allemand que le bonheur assiège Il s'écria...
- Tant est qu'un monde tout nouveau,
Vrai nouveau-né, venait d'entrer dans son berceau.
Keller fut la maman, Troyon fut la nourrice.
Car le lac d'Yverdon aux recherches propice
Fournit à la science un nouvel élément.
Troyon coordonna les topins, et vraiment
Construisit la science et lui donna des bases.
VI
Rabut vint, qui mettant un frein à ses extases,
Publie un petit livre assez bien imprimé,
Où le secret des lacs est fort bien exprimé.
A son texte il ajoute un keepsake d'images
Qu'on donne à feuilleter aux enfants qui sont sages.
Il eût fallu le voir, son panier sous le bras,
Son harpon sur le dos et sans autre embarras,
Monter sur un canot et, ramant à son aise,
De Puer à Brison fouiller la terre glaise.
Il plonge gravement son arme dans le lac,
Il fait un mouvement habile, adroit, et crac...
On le voit amener un topin gigantesque...
Bravo ! Que les savants sont un monde grotesque !
Quand Rabut a trouvé quelque anse de topin,
De l'Empereur de Chine il n'est plus le cousin.
Tout gonflé de bonheur, tout ruisselant de joie,
Il consume ses nuits à contempler sa proie.
Entre temps, il allait tourner autour du pot
Où le Suisse tenait sa science en dépôt.
Eu fin de compte, il faut lui rendre la justice
Qu'à la science il a rendu ce grand service
De nous donner des pots en terre de crayon
Et de nous révéler les œuvres de Troyon.
Pour prix de ses travaux l'Université sainte
A titre d'officier l'admit dans son enceinte.
Avouez franchement qu'on ne peut faire moins.
Dès lors, un autre hérite et des pots et des soins
Qu'ils méritent. Perrin recueille l'héritage.
Quelques jours ont suffi pour son apprentissage.
Et déjà le voici, - je ne vous apprends rien, -
Tout comme Vaugelas, académicien.
Et notre Académie a cette différence
Avec toutes ses sœurs, surtout celle de France,
Qu'à ses réunions personne ne s'endort.
Et que, lorsqu'on en est, on y travaille fort.
Elle ouvre des concours, donne des récompenses,
Jusques à Montagnole étend ses influences ;
Couronne celui-là, condamne celui-ci,
Et du progrès des arts prend le plus grand souci.
Ses mémoires sont là qui constatent ses œuvres.
Pour en faire partie il n'est pas de manœuvres
Que je n'emploie un jour. Mais je vais jusqu'alors,
Tout comme St-Genis, me consoler dehors.
Or, notre Académie a pris depuis un lustre
Sous sa protection la science lacustre.
Elle finance même... et vous voyez Perrin
Qui, pour y pénétrer, se met dans un topin.
VII
Qu'avec cela ce soit utile,
On pourrait me le contester ;
Pour l'art de façonner l'argile
Quelque chose en peut résulter.
Mais je n'y vois rien qui m'éclaire
Sur la forme de mon berceau.
Alors déjà comme à notre ère
Ce meuble était fait en roseau.
On filait la rite et l'étoupe,
Et l'on savait planter des clous ;
Dans un pot on mangeait sa soupe,
Preuve qu'on cultivait les choux.
Depuis fort longtemps tout le monde
Sait bien que chez les pauvres gens
On ne trouve guère à la ronde
Qu'un vieux topin et rien dedans.
Bronze ou fer, toujours la marmite,
Pour fourchette, toujours les doigts ;
Prouver cela, le beau mérite,
Cela vraiment vaut-il la croix ?
Que nous serions autrement sages
Si, moins topins, - va pour le mot, –
Nous mettions dans tous les ménages
Une poule à côté du pot.
Antony DESSAIX (1825-1893)
Histoire des topins ou La lacustromanie
Concours régional agricole de Chambéry
Exposition des lacustres
Chambéry, A. Pouchet imprimeur, 1870, 16 p.
Rabut et topins
Dès 1856, au bord du lac du Bourget, des centaines de pieux et de nombreux objets refont surface en baie de Grésine, sur la ligne de chemin de fer alors en construction entre Culoz et le Mont-Cenis.
Un communiqué est fait auprès de la Société Savoisienne d’histoire et d’archéologie, qui charge en 1862, Laurent Rabut (1825-1890)*, peintre, professeur de dessin au lycée de Chambéry et correspondant auprès de la Commission de Topographie des Gaules, d’effectuer des fouilles. Menées à partir de barques à l’aide de pinces, ces "fouilles" tiennent en réalité plus de la pêche aux antiquités que de la véritable investigation scientifique. Elles ont toutefois le mérite de remplir les musées de véritables prodiges archéologiques : couteaux de bronze à la lame encore dorée dotés de leur manche en bois, ustensiles et récipients en bois, … et surtout des centaines de pots en terre cuite, parfois encore entiers, les "topins*" évoqués par Antony Dessaix.
L’imaginaire populaire s’enflamme et les savants passionnés qui partent à la découverte de ces vestiges enfouis sous les eaux deviennent de véritables héros chantés par les poètes… célébrés parfois, comme ici Laurent Rabut, non sans humour.
Topin : ce mot emprunté au provençal toupin (1492), proviendrait d’un mot francique toppin signifiant "pot". Il désigne régionalement un pot de terre. Par analogie de forme, c’est aussi le nom d’un fromage à pâte cuite de Haute-Savoie. (Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, 1992)
Laurent Rabut : en savoir plus