La table d'autel paléochrétienne de Saint-Marcel-de-Crussol

Ve ou VIe siècle

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Longtemps exposée dans une alcôve de la salle XVII, cette œuvre a été placée en janvier 2014 au centre de la pièce afin de permettre d'en voir les quatre faces. Il s'agit de la première étape d'une rénovation globale de cette salle consacrée à la période mérovingienne (486-751).

Si de tels meubles liturgiques furent sculptés en grand nombre à l'époque paléochrétienne, entre l'année 313 où l'empereur Constantin autorisa le culte chrétien et la fin du VIIIe siècle marquée par les réformes carolingiennes, très peu d'entre eux ont survécu au temps. Le Musée d'Archéologie nationale a toutefois la chance d'en posséder un.

Quatre fragments distincts
Cette table d'autel est entrée dans les collections du musée sous la forme de quatre fragments.
Le premier [inv: 19589], correspondant au milieu de la table, fut donné en novembre 1872 par le vicomte  de Lépic, en même temps que sa collection d'objets archéologiques provenant de la grotte de Soyons en Ardèche. En dépit de son décor paléochrétien, le bloc fut alors simplement qualifié de «fragment de marbre blanc» dont la provenance exacte était inconnu.

Le deuxième et le troisième fragments [inv: 20300 et 20580], qui composent les deux extrémités de la table, furent rapportés d'Ardèche en 1873 par Gabriel de Mortillet, attaché à la conservation du musée depuis 1868. Il acheta l'un au mois de mai auprès d'«un paysan» de Saint-Marcel-de-Crussol (commune de Saint-Georges-les-Bains) qui le lui vendit «en gare de Valence»; l'autre, le 11 juillet à «une femme». Cette mystérieuse vendeuse semble avoir été apparentée à un barbier résidant à Charmes-sur-Rhône qui aurait utilisé l'objet comme évier et confirma qu'il provenait de Saint-Marcel-de-Crussol. Mortillet les identifia aussitôt comme des «portions d'autel chrétien du Ve siècl » et fit le rapprochement avec le fragment du vicomte de Lepic. A son retour, il chargea Abel Maître, restaurateur au musée, de reconstituer la table à partir des trois vestiges en comblant ses importantes lacunes à l'aide de plâtre. Le décor était en grande partie manquant mais les deux hommes parvinrent à le compléter en s'inspirant d'une mosaïque de Ravenne.

Ce n'est qu'en août 1966 que fut acquis le quatrième fragment, figurant deux colombes, offert au musée par J. Biosse-Duplan qui l'avait dans sa collection personnelle. L'incorporation de ce nouvel élément impliqua une dé-restauration et c'est vraisemblablement à cette époque qu'une petite dalle en comblanchien fut placée sous la table afin de rigidifier l'ensemble.

Dans son état actuel, l'œuvre mesure 165 cm de long pour 89 de large et 12 de hauteur. Mais elle est encore composée à plus de 50% de plâtre et son support original, constitué de quatre ou six colonnettes, manque toujours.

Un meuble liturgique paléochrétien
Si la forme de ce meuble de pierre rompt avec l'autel gréco-romain, conçu comme un bloc, elle annonce celle des tables d'autel des églises actuelles. De fait, déjà située dans le chœur, la table était un aménagement indispensable à la messe. C'est ce qui explique la présence de croix de consécration sur son plateau. Son aspect rappelle la table où prenaient place les repas funéraires de l'époque païenne, mais il évoque surtout la Cène durant laquelle eut lieu la première eucharistie à en croire le Nouveau Testament.

Si les tables d'autel rectangulaires ont peu évolué jusqu'à nos jours, celles qui étaient utilisées entre le IVe et le VIIIe siècle pouvaient également adopter une forme semi-circulaire: le musée de Vienne conserve une table d'autel de ce type, rappelant les meubles liturgiques de l'Antiquité tardive bien qu'elle date de l'époque romane. Dans les provinces orientales de l'empire, on connaît également un troisième type de table, de forme circulaire. Mais il n'est pas attesté sur le territoire français à ce jour.

Un décor cryptique en plein triomphe du christianisme
La surface du plateau de la table est légèrement creusée et ornée de moulures, tandis que ses faces verticales sont généralement ornées d'un décor sculpté. Celle de Saint-Marcel-de-Crussol présente un programme décoratif relativement classique puisqu'on le retrouve sur d'autres tables d'autel, notamment à Saint-Victor-de-Marseille. Ses petits côtés sont ornés de rinceaux végétaux tandis que les deux grands mettent en scène des processions d'animaux : douze colombes sur l'une des faces, douze brebis sur l'autre. Ces animaux sont chaque fois groupés par six et placés de part et d'autre des lettres grecques alpha et oméga flanquant une croix monogrammatique (obtenue par la fusion d'une croix et d'un chrisme).

La croix et les deux lettres doivent être interprétées comme un symbole christique (l'alpha évoquant le début et l'oméga, la fin).
Les colombes et les brebis symbolisent les douze Apôtres. Quant aux deux bâtiments d'où semblent sortir les brebis, il s'agirait des deux villes saintes de Bethléem et Jérusalem.

Du point de vue du style, le choix d'une réalisation en méplat et le désintérêt manifeste pour le naturalisme dans la représentation d'animaux pourtant encore bien identifiables permettent d'estimer une datation du Ve ou du VIe siècle. La table a donc été sculptée au dernier siècle de l'Empire romain d'Occident ou bien durant le premier siècle où régnèrent les Mérovingiens.

Dans tous les cas, elle fut réalisée à l'époque où le christianisme n'était plus une religion clandestine, si bien que le choix d'un décor encore si cryptique peut surprendre. Cependant, le répertoire paléochrétien né dans la clandestinité des siècles antérieurs à Constantin n'a été que progressivement remplacé par des décors plus explicites. Il se maintiendra d'ailleurs aux VIIe et VIIIe siècles, même s'il lui arrivera désormais d'incorporer des éléments décoratifs nouveaux, tels que des entrelacs importés du monde insulaire par les missionnaires irlandais débarqués en Gaule à la fin du VIe siècle.

L'Eglise, un legs de Rome au Moyen Âge
L'Eglise est dès le début du Ve siècle une institution puissante, dotée de bâtiments fastueux et richement décorés, dont héritent les premiers rois  de l'époque médiévale.

Les Burgondes qui dominent l'Ardèche à la chute de Rome sont de fervents chrétiens, tout comme les Francs mérovingiens qui s'emparent de leur royaume dans les années 530 – leur  roi Clovis s'étant lui-même converti au début du VIe siècle.

Or, contrairement à leurs successeurs carolingiens (751-987), les Mérovingiens ne chercheront jamais à imposer des réformes liturgiques dans leur royaume, s'épargnant ainsi des querelles religieuses comparables à celles qui mettront à feu et à sang l'empire d'Orient (surnommé aujourd'hui l'«empire byzantin») aux VIIIe et IXe siècles.

Une œuvre victime d'iconoclasme mille ans après sa réalisation ?
Il est toutefois possible de penser que c'est dans le cadre de luttes religieuses postérieures, en l'occurrence durant les Guerres de Religion du XVIe siècle particulièrement violentes en Rhône-Alpes, que la table d'autel de Saint-Marcel-de-Crussol fut intentionnellement brisée et ses fragments dispersés en plusieurs lieux.

De ce fait, il est aujourd'hui impossible de savoir dans quelle église elle se trouvait à l'origine, même si l'hypothèse la plus vraisemblable reste une église de Valence, la plus grande agglomération de la province, plutôt que celle du petit village de Saint-Marcel, devenu à présent un quartier de Saint-Georges-les-Bains en Ardèche.


 

La bibliothèque du Musée vous propose une sélection non exhaustive de documents sur le sujet :

 

Ouvrage de référence

 

SIRAT, Jacques, VIEILLARD-TROIEKOUROFF, May, CHATEL, Elisabeth. - Recueil général des monuments sculptés en France pendant le Haut Moyen Âge (IVe-Xe siècles). Tome III, Val d’Oise et Yvelines - Paris : CTHS, 1984. - p. 98-100, planche 264

 

Ouvrages sur le sujet

 

DUVAL, Noël, FONTAINE, Jacques, FEVRIER, Paul-Albert, PICARD, Jean-Charles, BARRUOL, Guy (dir.). Les premiers monuments chrétiens de la France.- Paris : Picard, 1995-1998. - 3 vol.

 

NARASAWA, Yumi. Les autels chrétiens du sud de la Gaule (Ve-XIIe siècles). - Turnhout : Brepols , 2015. - (Bibliothèque de l'Antiquité tardive ; 27). - 604 p.

 

Articles de revues spécialisées

 

DUVAL, Noël. Les installations liturgiques dans les églises paléochrétiennes. - Hortus artium medievalium, 1999, 5, p. 7-28

 

METZGER, Catherine. Installations liturgiques en Gaule. - Hortus artium medievalium, 1999, 5, p. 41-44

 

 

 

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